Sion, Texas : l’épopée suisse de la montre connectée

Qui sait que l’histoire de la montre connectée passe aussi par la Suisse ? Une aventure méconnue mêlant sport de haut niveau, ingénierie et stratégie de brevets. De Sion au Texas, en passant par les laboratoires et les terrains d’entraînement, voici comment des innovations romandes ont discrètement nourri la révolution des objets connectés. Une leçon d’entrepreneuriat entre passion technologique et réalisme économique.

L’histoire commence loin des ateliers horlogers. Sur un terrain d’entraînement, Patrick Flaction observe des corps en mouvement. Spécialiste en préparation physique, cet homme ne se contente plus de son œil et de son chronomètre. Il veut des données. Des certitudes. « À l’époque, si on voulait vraiment mesurer la performance, il fallait envoyer l’athlète dans un laboratoire. C’était lent, coûteux, parfois compliqué. Alors j’ai voulu amener le laboratoire sur le terrain d’entraînement. »
Cette volonté va changer la donne. Car derrière cette quête de précision se cache l’une des plus belles aventures technologiques suisses de ces dernières années. Une histoire de passion, d’innovation… et de rendez-vous manqués.

Quand la technologie débarque sur le terrain

Mieux mesurer, c’est mieux entraîner. Patrick Flaction, qui a notamment entraîné la championne de ski Lara Gut, le sait bien : chaque centièmes de seconde compte quand on entraîne l’élite mondiale. Avoir des données permet de doser l’effort, d’éviter les blessures, de capter l’invisible.
Son ami, Manu Praz, lui suggère alors de s’approcher de la Haute Ecole d’Ingénierie de Sion pour les premiers tests. Mais c’est sa rencontre avec Frédéric Koehn et Alain Nicod, investisseurs passionnés, et avec Alex Bezinge — un ingénieur aussi impétueux que talentueux — qui marque un véritable tournant. Ensemble, ils brevètent un petit boîtier à fixer sur les hanches, capable de mesurer force, vitesse et puissance en temps réel, en d’autres termes, un véritable laboratoire de biomécanique miniaturisé.
Myotest vient de naître à Sion. Le succès est immédiat. Aux Jeux olympiques de Pékin en 2008, une rumeur circule dans le village olympique : plus de 30 % des athlètes s’entraîneraient avec ce petit boîtier suisse.
Il quitte IBM pour revenir en Suisse et y élever ses deux enfants, il se donne un peu plus d’un an de temps libre pour réfléchir à la suite. C’est cette parenthèse qui lui a permis de se consacrer à la lecture et à l’introspection. « Je me suis trouvé dans l’incertitude. Je n’ai pas cherché d’emploi car je voulais voler de mes propres ailes pour la première fois de ma vie. C’est le paradoxe de la découverte de soi en se sentant perdu, quelque part. Sur le moment, c’est plutôt désagréable mais quand on y repense, ces petites périodes charnières sont les plus intenses ! »

Le virage stratégique

Mais produire coûte cher, et les volumes restent modestes. En 2016, l’entreprise a besoin d’un nouveau souffle. Elle le trouve en la personne de Christophe Ramstein, dirigeant aguerri habitué aux restructurations. « Je suis un CEO de transition, explique-t-il. Je rentre dans une entreprise, je revois la stratégie, je lève des fonds, je restructure… et je repars. »
Pour Myotest, le diagnostic est clair : fabriquer des boîtiers, c’est trop complexe, trop coûteux. Chaque étape — production, distribution, marketing — mobilise des ressources considérables. Il faut capitaliser sur la vraie valeur de l’entreprise : sa technologie.
« On a rangé le matériel et vendu notre solution sous licence aux géants », résume Christophe Ramstein. L’équipe développe alors des logiciels d’analyse biomécanique de la course d’une précision remarquable. En 2019, les grands noms du secteur défilent dans les bureaux sédunois, et tous disent la même chose : « On ne sait pas comment vous faites, mais vous êtes de loin les plus précis. »
Les programmes de Myotest s’intègrent dans plusieurs des montres connectées les plus vendues au monde. Pourtant, l’équilibre économique reste fragile.

Slyde Watch : le rêve horloger

Parallèlement, une autre aventure se dessine. Un horloger suisse de renom, Jorg Hysek, accompagné de Pascal Pozzo di Borgo, vient présenter un projet audacieux à Alain Nicod. Ils ont l’idée, l’ambition, les dessins… mais pas les moyens de fabrication.
Très vite, Alain Nicod et Alex Bezinge décident de relever le défi : créer une smart watch de luxe, à mi-chemin entre bijou et prouesse technologique. C’est exactement ce qu’ils aiment : complexe, exigeant et ambitieux.
Dix-huit mois de développement intensif suivent. Prototypage, tests, choix des matériaux, optimisation électronique : tout est pensé, repensé, peaufiné. La montre est lancée en 2011 (quatre ans avant l’Apple Watch !) et le résultat dépasse les attentes les plus optimistes. Élégante, innovante, désirable, la montre fascine. Les premiers exemplaires trouvent rapidement preneurs, jusqu’en Russie et en Ukraine.
Puis le drame frappe. Alex Bezinge disparaît brutalement dans un accident d’ULM. Avec lui s’éteint une part essentielle de l’énergie du projet. « La mort d’Alex, le manque de moyens, et le silence des horlogers suisses quand nous leur avons proposé notre savoir-faire… tout cela nous a convaincus de passer à autre chose », confie Alain Nicod.
C’est la fin de la Slyde Watch. Avec ce projet disparaît le rêve d’une montre connectée fabriquée en Suisse.

Christophe Ramstein

Alain Nicod

Direction Texas

L’histoire ne s’arrête pas là. Christophe Ramstein, Alain Nicod et Christophe Saam — fondateur de P&TS et responsable de la stratégie brevets depuis les débuts — font le même constat : leurs entreprises détiennent un trésor. Myotest et Slyde Watch ont développé des technologies aujourd’hui intégrées dans la quasi-totalité des montres connectées mondiales. Leur atout ? Un solide portefeuille de brevets qui protège efficacement ces innovations pionnières.
La suite se joue outre-Atlantique. Au Texas naît Slyde Analytics, avec un objectif clair : racheter tous les brevets, identifier les bons interlocuteurs et négocier directement avec les géants de la tech.
Le pari est réussi. En quelques mois, des accords tombent avec les principaux fabricants de montres connectées. La paternité suisse de ces technologies est reconnue. Aujourd’hui, la plupart des porteurs de montres connectées ont au poignet des inventions réalisées en Suisse chez Myotest et chez Slyde Watch, quand bien même la production de masse se fait ailleurs.

La leçon suisse

Cette histoire révèle aussi les limites d’un petit pays qui, malgré sa capacité d’innovation reconnue, peine à mobiliser les ressources nécessaires pour produire massivement. Industrialiser, livrer à l’échelle mondiale ? Cela demande des moyens colossaux et un marché intérieur qui, en Suisse, n’existe pas.
« On croit trop souvent que l’innovation passe par la production, confie Christophe Saam. Les start-ups rêvent d’usines, de carnets de commandes pleins, de produits finis livrés aux quatre coins du monde. Parfois, il est plus efficace de se concentrer sur la création de propriété intellectuelle. »
Une leçon précieuse pour l’écosystème des start-up : vendre une technologie brevetée à des acteurs plus à même de fabriquer et distribuer à très large échelle peut s’avérer plus rapide et moins risqué que la fabrication et la commercialisation directe. La propriété intellectuelle devient alors le produit.

Christophe Saam — P&TS, stratégie de brevets